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Livres

A Tahiti

Elsa Triolet, née Ella Kagan en 1896 à Moscou et morte Elsa Triolet en 1970 à Saint-Arnoult en Yvelines, a été la première femme à obtenir le prix Goncourt avec son livre Le premier accroc coûte 200 francs en 1945. Cette grande dame de l’écriture nous a laissé plus de trente ouvrages, sans compter ses traductions d’auteurs russes en français et d’auteurs français en russe et ses multiples contributions dans les revues littéraires, notamment les Lettres françaises.

Dans ce livre, A Tahiti, écrit en Russe puis traduit en français par elle-même, elle a 19 ans, soit neuf ans avant sa rencontre avec Louis Aragon. Elle vient d’épouser un officier français André Triolet, qui l’emmène avec lui pour une mission « au bout du monde ». Elsa s’ennuie. Désabusée par un amour impossible avec le poète Maïakovski, elle partage la vie coloniale d’un mari qu’elle respecte certes, mais qu’elle n’aime pas. Alors elle écrit, et très bien, pour notre bonheur à toutes et tous.

La fraîcheur de style de cette autobiographie est accompagnée d’un « parfum sucré de vanille ». Elsa nous décrit à sa manière l’été, un soir de janvier : « Le cerveau travail de plus en plus au ralenti, le jours devient plus gris et s’éteint. L’air se fait plus compact, vous enserre, vous étouffe. On voudrait enlever avec les mais ce poids humide, gris. Le temps s’arrête. » Pas vraiment, parce qu’elle ne s’arrêtera jamais d’écrire jusqu’à la fin de sa vie.

A Tahiti d’Elsa Triolet, 154 pages, réédité en septembre 2011 par les Editions du Sonneur.

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Coquelicot et autres mots que j’aime

Anne Sylvestre, chanteuse et poète, qui assista notre regrettée Barbara et porta la chanson française à ses sommets, nous a offert ce livre de poésie, où les mots sont tour à tour dépecés pour nous présenter un plat finement cuisiné, au parfum de l’excellence culturelle.

A une époque où les mots font surtout du bruit, elle remet les pendules à l’heure tout en offrant le libre cours d’une imagination qui fait appel à la nôtre. Une sorte d’atelier d’écriture, une invitation à dépasser le premier degré du sens pour rejoindre la respiration de l’enfance. Facile à lire, à prendre à n’importe quel chapitre de ses 81 mots préférés, comme un immense bouquet qui pourrait faire le tour de la terre.

Anne Sylvestre, née à Lyon en 1934, s’est produite la première fois à Bobino, en 1962, en première partie de Jean-Claude Pascal. Depuis, elle a fait un parcours sans faute de qualité, d’expression au service du féminisme et de l’humanisme, sans jamais céder à l’angélisme ou aux sectarismes de circonstance. On a peine à imaginer que Coquelicot… soit son premier livre vu l’importance de son répertoire. C’est pourtant vrai, et on en redemande.

Elle commence par Coquelicot «mot claquant, insolent, cueille-moi si tu l’oses, je me fanerai aussitôt mais regarde...». Il permet à la culture de ne jamais s’enfermer dans le sillon des certitudes. Elle finit par le mot «mot». Son dernier mot ? Mon œil !

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Amours ennemies : Iris et Peter von Roten

Iris Meyer–von Roten est une féministe suisse alémanique trop peu connue, hélas, du public romand. Née à Zurich en 1917 dans une famille protestante, elle a rencontré son futur mari à l’Université de Berne où ils étudiaient le droit. Ils ont ensuite vécu en Valais et à Bâle. Très malade, elle s’est donné la mort en 1990. Elle a travaillé dans plusieurs journaux comme rédactrice responsable et a notamment publié un essai percutant – Frauen im Laufgitter – qui n’a jamais été traduit en français. Ce texte très polémique à l’époque (1958) lui a valu l’opprobre de nombreux critiques et fort peu d’éloges de la part de femmes engagées.
Iris Meyer était une très forte personnalité, une très belle femme, soucieuse de son apparence, qui adorait s’habiller avec goût et originalité. Sa plume est également remarquable, comme d’ailleurs celle de son mari, Peter von Roten.
C’est un plaisir sans précédent de lire les lettres qu’ils ont échangées entre 1943 et 1950. On entre dans leur intimité, aussi bien affective qu’intellectuelle, leurs idées sur la vie, leurs peurs, leurs attentes comblées ou déçues. On découvre ce qu’était le quotidien des étudiants pendant la guerre, les obstacles immenses que rencontraient les jeunes femmes désireuses d’être indépendantes. On mesure le poids des traditions catholiques et familiales sur le destin d’un jeune homme doué et amoureux.
Le style de ces missives est très caractéristique de l’époque : distingué, sans pathos, mais très élaboré, très pur. D’une honnêteté parfaite.
Wilfried Meichtry a fait un travail remarquable de mise en situation de ces lettres, en utilisant de nombreuses archives, et en interviewant des membres des deux familles  Cet ouvrage restitue au final le mode de vie et de pensée des jeunes gens avides de changements des années 40 et 50, dans une Suisse encore fort rétrograde.

Un livre de 643 pages jamais ennuyeuses, toutes intéressantes et parfois très touchantes.



Amours ennemies : Iris et Peter von Roten, de Wilfried Meichtry
Traduit de l’allemand par Delphine Hagenbuch et Johan Rachel
Ed. monographic, 2014
643 pages

Photo DR

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Femmes et défis pour la formation des adultes. Un regard critique non-conformiste

Femmes et défis pour la formation des adultes. Un regard critique non-conformiste d’Edmée Ollagnier va sans doute devenir la référence dans le monde de l’éducation des adultes. Ouvrage complet, il rassemble théories, pratiques, exemples, dispositifs, il ouvre en outre des perspectives en proposant des pistes novatrices. La longue expérience de l’auteure tant en Europe que dans le reste du monde, tant en milieu universitaire que sur le terrain donne à son travail une dimension particulièrement variée et riche. Vous allez me dire «encore un bouquin académique auquel on ne comprend rien» eh bien pas du tout et comme le dit Nicole Mosconi qui signe la préface, ce livre se lit comme un roman.

Pourtant le sujet est tout sauf sexy : la situation des femmes en formation d’adultes, pas de quoi faire rêver. Edmée Ollagnier, chercheuse et militante, nous emmène malgré nous dans les dédales de mécanismes de pouvoir insoupçonnés entre les groupes de sexe en les démontant un à un, en ouvrant des portes sur la complexité de notre monde, en éclairant les fonctionnements de la famille, du couple, de la société, de l’économie, de la politique qui ont une action directe sur les femmes, sur toutes les femmes. Elle nous emmène en voyage sur tous les continents pour nous faire partager ses observations, ses analyses, ses expériences, et là tout s’explique : les rapports entre pays riches, pays pauvres, la mondialisation, les injustices, les inégalités ici et ailleurs, tout ce qui fait que ce monde ne tourne pas forcément rond. C’est en chaussant ses «lunettes du genre» qu’elle nous permet de mieux comprendre ce qui se passe au fond.

Parce qu’en écrivant ce livre, Edmée Ollagnier avait une idée derrière la tête : transmettre le réflexe genre à ses lecteurs-trices comme aux publics auquels elle est confrontée dans les formations d’adultes. Pour elle, nous ne sommes pas neutres mais empreint-e-s de notre construction sociale genrée. Et les formateurs-trices ont tendance à l’oublier, reproduisant ainsi discriminations et inégalités. Elle vise à les faire sortir de cette pseudo-neutralité qui visibilise avant tout le masculin. Alors faut-il former au genre ou genrer la formation ? pour reprendre une de ses questions de 2006. La posture féministe tend vers la deuxième option précisément parce que chacun-e porte son bagage plus ou moins sexué. Il s’agit de permettre aux acteurs-trices de la formation de sortir enfin de leurs schémas de pensée traditionnels stéréotypés qui pénalisent systématiquement les femmes.

Edmée Ollagnier recense des outils comme Redémarrer en France ou Equal-Salary en Suisse (qu’elle a contribué à mettre sur pied) qui donnent aux publics concernés de nouvelles perspectives personnelles et professionnelles. De l’alphabétisation à la formation continue en passant par l’insertion professionnelle, les multiples dispositifs sont ici décortiqués : à chaque fois, l’expérience et l’expertise de l’auteure permettent de dégager les points positifs, les points négatifs et les pistes pour améliorer l’ensemble. Véritable base pour les politiques comme pour les formateurs-trices et source d’information passionnante pour les autres, l’ouvrage tient ses promesses en offrant un large éventail de propositions pédagogiques pertinentes et inédites. Indispensable.

Femmes et défis pour la formation des adultes. Un regard critique non-conformiste, Edmée Ollagnier, L'Harmattan 2014, 258 pages.

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La petite communiste qui ne souriait jamais

Lola Lafon, jeune auteure et chanteuse d’origine roumaine est définitivement sortie de l’anonymat avec son livre consacré à Nadia Comaneci. Elle imagine un dialogue entre elle et Nadia, qui fut la plus jeune et talentueuse gymnaste de la seconde partie du siècle dernier.


Fiction ou réalité ? Lola Lafon répond clairement dans un article au journal Libération. Elle n’a pas voulu pas faire une biographie. Elle ne se complait pas non plus dans la simple condamnation d’un régime ubuesque, sous la houlette de Nicolae Ceausescu, «grand timonier» de la Roumanie. Au contraire, elle démonte le mécanisme d’une machine infernale tout en mettant en valeur l’aspiration de Nadia à vivre une expérience qui pouvait la sortir du destin imposé aux petites filles roumaines de son époque.

Lola Lafon a réussi l’exploit de ne pas tomber dans le voyeurisme et la banalité «people». Son livre est au contraire un encouragement, sur fond d’expression féministe et libertaire, à la longue et dure quête de la liberté, quel que soit le régime dans lequel on se trouve et quelle que soit l’époque que l’on puisse vivre. Il se lit très facilement et nous tient en haleine sans discontinuer.

Lola Lafon a fait tandem, au festival d’Avignon, dans une création, «Irrévérence (s)», qui exalte la liberté en faisant dialoguer le corps et les mots… avec la danseuse étoile de l’Opéra de Paris, Marie-Agnès Guillot… On aura compris. Elle persiste et signe, sur les planches cette fois, dans le concret de l’expression contemporaine.

Lola Lafon, La petite communiste qui ne souriait jamais, Actes Sud, 2014, 320 pages.

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La perméabilité du queer

Depuis que le mot "queer" est devenu politiquement correct, mainstream et quasi fourre-tout bien commode, les minorités en tous genres peinent à s'en extraire. La normalisation et l'inclusion faisant son oeuvre, année après année, il perd peu à peu son pouvoir subversif. Au point que l'éditeur Phaidon publie "Art & queer culture", certain de sa démarche avant-gardiste, voire olé-olé à en juger par le sticker sur la couverture qui proclame "premier livre à étudier la critique et la théorie de l'art visuel queer". Tout un programme !

Les auteurs, Catherine Lord et Richard Meyer, universitaires états-uniens spécialistes du genre, se sont penchés sur la porosité de la définition du "queer". En commençant leur introduction par cette phrase "I am your worst fear. I am your best fantasy", tirée des slogans des mouvements de libération homosexuels des années 70, ils posent le contexte… et le doigt là où ça chatouille. L'ouvrage ne recense pas exclusivement les artistes qui s'identifient comme homosexuel-le-s mais explique également comment les codes et les cultures de l'homosexualité ont constitué de la matière créative aux artistes. A ce titre, le lien politique/sexualités prend toute sa dimension, de même que le dialogue théorie/pratique, sans cesse rappelé par les auteurs.

Troubler le genre et les sexualités, éclairer les aspects performatifs des identités, s'opposer à la normalité ferait partie inhérente de la flamboyante de l'artiste queer, marque déposée depuis la fin des années 80. Certes, mais comment se fait la sélection pour intégrer ce premier livre sur l'art queer? Parce que même Sharon Hayes dans sa performance de 2008 intitulée Revolutionary Love 1 (I am your worst fear) et Revolutionary Love 2 (I am your best fantasy) avait une liste à rallonge pour recruter des participant-e-s queer pour son projet. Inclusif jusqu'où le queer ? On mesure à quel point l'exercice est difficile. Les quelque 400 pages d'Art & queer culture oublient nombre d'artistes essentiel-le-s. Le média papier en explique sûrement la limite physique. Et puis se posent d'autres questions : qu'est-ce qui est de l'art et qu'est-ce qui reste de la sous-culture ? Catherine Lord et Richard Meyer proposent 220 pièces qui retracent 125 ans d'une histoire de l'art des cultures queer qu'ils sont les premiers à écrire. C'est certes un début en terme de visibilité et de reconnaissance mais la puissance subversive s'expose-t-elle dans les musées et les galeries? A quand le top 100 des meilleur-e-s artistes queer chez Taschen?

Les questions que soulèvent le livre méritent qu'on s'y intéresse et donnent des pistes pour les esprits curieux, les genristes et les passionné-e-s d'art. Une ressource à l'évidence.

Art & queer culture, Catherine Lord et Richard Meyer, Ed Phaidon, 412 pages.

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Voyage dans l’Inde des Indiennes

 

Née en 1974 à Québec, Andrée-Marie Dussault est journaliste indépendante. Après avoir travaillé comme rédactrice en chef du magazine féministe suisse l’émiliE de 1999 à 2004, elle est partie à la rencontre de l’Inde de 2004 à 2011 et nous a rapporté des reportages saisissants dont elle a fait son premier livre.

C’est bien le contraire du folklore boollywoodien qu’elle nous présente à partir de ces dix-huit reportages auprès de femmes indiennes de toutes conditions, des vallées de l’Himalaya jusqu’aux plages du sud, au Kerala. De par la dureté de leur condition, les femmes indiennes n’ont d’autre choix que la résistance et l’héroïsme pour faire valoir leurs droits et marquer ce pays d’une empreinte incontournable.

C’est toute l’influence des femmes sur le mouvement d’une grande civilisation qui est mise en valeur à partir d’une expérience qui se veut modeste au regard de l’immensité d’un pays désormais peuplé d’environ 1,2 milliards d’habitants.

Sans concession et avec une grande précision, Andrée-Marie Dussault apporte sa pierre à la découverte d’un monde qui ne peut laisser indifférent alors même qu’il est confronté, sous les nuages d’un capitalisme ultralibéral particulièrement brutal, à de multiples défis environnementaux, économiques et sociaux. Des championnes de boxe aux écologistes aguerries en passant par les veuves abandonnées jusqu’à une Première ministre, les tableaux se succèdent et mêlent avec talent l’émotion et la recherche de la vérité.

 

Andrée-Marie Dussault, Voyage dans l’Inde des Indiennes, Ed. du Remue-ménage, 140 pages

 

 

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Ecrits féministes : de Christine de Pizan à Simone de Beauvoir

Nicole Pellegrin, anthropologue, est chargée de recherche honoraire au CNRS, spécialiste entre autres du rôle et des fonctions des femmes sous l’ancien régime. Elle réunit dans une passionnante anthologie quinze textes de personnalités féministes, allant de Christine de Pizan, auteure de La Cité des Dames en 1405, à Simone de Beauvoir, qui écrivit Le Deuxième Sexe en 1949, en passant par deux hommes, Nicolas de Condorcet, figure de la Révolution française et Charles Fourier, philosophe socialiste du XVIIIe siècle. Non seulement ces textes témoignent de la permanence du combat féministe qui ne se résume pas, loin s’en faut, au combat des suffragettes du début du XXe siècle, mais ils reflètent une richesse qui fera dire à Simone de Beauvoir en «conclusion» de l’ouvrage : «Un jour peut-être, la postérité se demandera avec la même stupeur comment des démocraties bourgeoises ou populaires ont maintenu sans scrupule une radicale inégalité entre les deux sexes. Par moments, … j’en suis moi-même ébahie. Bref, je pensais autrefois que la lutte des classes devait passer avant la lutte des sexes. J’estime maintenant qu’il faut mener les deux ensemble» (extrait de Tout compte fait, 1972).
Je conseille ce livre qui démontre que le combat féministe n’est pas celui de la «revanche», mais celui du combat pour l’égalité entre femmes et hommes, avec leurs différences, dans un monde débarrassé de la peste prédatrice.

Nicole Pellegrin
Ecrits féministes : de Christine de Pizan à Simone de Beauvoir
Flammarion (coll. Champs classiques), 2010
250 pages

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Sex in the city et après?

 

Après un essai qui donne une nouvelle lecture de Genet sur la performance de genre, Agnès Vannouvong se lance dans le roman. Une histoire de séparation, de la recherche insatiable du plaisir et de la jouissance à travers les métropoles de notre vaste monde. Pourtant après l'amour, le manque est toujours là. Mêlant brillamment romantisme et crudité, douceur et violence, Après l'amour, puisque c'est sont titre, est un roman sensuel et sexuel qui explore la fulgurance du désir féminin. l'émiliE a voulu en savoir plus. Interview.

 

l'émiliE: Après l’amour, c’est du vécu?

Agnès Vannouvong: Duras a cette phrase très juste, «ce sont toujours les autres, les gens qu’on rencontre, qu’on aime, qu’on épie qui détiennent l’amorce d’une histoire qu’on écrit. Il est stupide de penser, comme pensent certains écrivains, même les grands, que l’on est seul au monde». Qu’on le veuille ou non, on écrit à partir de soi, du réel, d’un événement, de quelque chose qui s’est passé, même si cette chose est étrangère à nous. Après l’amour est un roman, une fiction qui parle d’une chose intime et universelle : la rupture et la reconstruction. Il parle d’une femme prise dans une urgence, une quête de soi, une stratégie de survie post-amoureuse, un désir. Il parle de la vie, de vous et peut-être de moi. Qui n’a pas vécu après l’amour ?

 

Premier projet littéraire, première publication chez un grand éditeur, c’est déjà une réussite, non?

C’est une très grande satisfaction ! J’ai la chance d’être publiée dans une très belle maison et d’être bien accompagnée.

 

Votre personnage s’inscrit complètement dans les rapports sociaux de l’époque, avez-vous eu une approche sociologique dans votre écriture?

Je n’ai pas «d’approche sociologique» de la littérature. D’autres romanciers le font très bien. J’écris, c’est tout. C’est un souffle qui vient et ne s’interrompt pas, une apnée. Bien sûr, mon écriture construit des tableaux, parle d’une époque, s’ancre quelque part. Mon roman se déroule à Paris, il parle de l’extrême contemporain dans sa recherche frénétique et désespérée de sens. La narratrice travaille dans ce qui s’apparente à un Institut d’histoire de l’art. Je connais bien le milieu de la recherche que je me suis amusée à observer, par le prisme de cette jeune femme. L’écriture permet de mener plusieurs existences. On vit davantage quand on écrit, on est à plusieurs endroits. On est ailleurs, on se frotte à d’autres que soi. Je trouve merveilleux d’inventer d’autres vies que la sienne.

 

Vous enseignez à Genève, pourquoi ce choix?

C’était une opportunité. Je travaille sur les problématiques de genre et de sexualité, dans une perspective littéraire et esthétique. Ces questions transdisciplinaires me passionnent et j’ai un grand plaisir à travailler avec les étudiants, eux-mêmes très réceptifs aux questions identitaires qui nous concernent tous. Il est essentiel de repenser et déconstruire les stéréotypes en tout genre. J’ai d’ailleurs publié un essai Les revers du genre, Jean Genet. Il porte sur ces identités mouvantes qui circulent et déconstruisent nos imaginaires.

 Après l'amour, Agnès Vannouvong, Ed. Mercure de France, 2013.

© Photo Stéphane Haskell

 

 

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Maternité d’Elne : le choix de la vie contre la barbarie


Il aura fallu cinquante bonnes années pour que la mémoire de la Maternité d’Elne, charmante petite ville située près de Perpignan, sorte des cartons de l’indifférence. Certes, des historiens avaient évoqué brièvement son existence, mais de manière anecdotique et il aura fallu qu’un certain Guy Eckstein, enfant juif né en 1940, apprenne qu’il avait vu le jour sous la protection d’Elisabeth Eidenbenz, directrice de la maternité, pour qu’il se lance à sa recherche. Il la retrouva dans un domicile qu’elle habitait à Rekawinken près de Vienne en Autriche où elle vivait avec une amie, Henrietta, qu’elle appelait affectueusement Lleti. Elle termina sa carrière dans l’humanitaire dans une association qui s’occupait d’enfants autrichiens.

C’est à ce moment-là qu’on pourra remonter le fil d’une aventure extraordinaire autant qu’émouvante. Elle s’est éteinte en 2011 dans une maison de retraite à Zurich après avoir été gratifiée de toutes les décorations, en France comme en Espagne, de la Croix de San Jordi à la Légion d’honneur.

Elisabeth Eidenbenz aura permis de faire naître et sauver des centaines d’enfants de la «Retirada» ainsi que, par la suite, des enfants juifs qu’elle aura su extraire du génocide entre 1939 et 1943. Etant obligée de fermer la maternité sous la pression des Allemands en 1944, elle repartira en Suisse et, pendant la période de la libération, participera au sauvetage de femmes qui subirent sévices et viols pendant l’arrivée des troupes soviétiques qui ont amené à la débâcle définitive des nazis en Autriche en 1945.

Imaginons Elisabeth, jeune infirmière suisse, issue d’un milieu chrétien protestant, allant secourir des vies en 1937 à Madrid puis à Barcelone, alors que les troupes fascistes menées par Franco assassinaient la République et poussaient à la fuite vers la France des centaines de milliers celles et ceux qu’elles n’avaient pas eu le temps d’anéantir. Ce fut, plus que de l’humanitaire, un défi à la barbarie, jusqu’au bout du voyage, en donnant raison à la vie.

Deux livres ont été publiés sur la Maternité d’Elne. Le premier La Maternitat d’Elna, en catalan, par Assumpta Montellà, historienne catalane, qui eut le mérite de faire connaître cette histoire forte et, plus récemment, le second Femmes en exil, mère des camps, de Tristan Castanier i Palau, jeune historien français, qui travailla en relation avec l’association D.A.M.E, association des descendants et amis de la Maternité d’Elne, et avec la municipalité d’Elne.

Ce dernier livre, le meilleur moyen de se le procurer, c’est bien d’aller visiter la maternité d’Elne, que la municipalité a rachetée pour en faire non pas un simple musée mais un lieu d’activité solidaire et de témoignage vivant de l’Histoire, en exemple à tous ceux qui sont épris de paix et d’humanité en ce monde.

Des milliers de visiteurs y sont déjà passés et il n’y a pas, dans la cité catalane, une seule pierre de la ville qui désormais ne nous fasse pas respirer ce printemps de la vie qu’Elisabeth a su mettre en musique à partir d’une organisation efficace, au nez et à la barbe des fossoyeurs qui ont laissé mourir dans le dénuement le plus total des milliers de réfugiés. Ils ont été jetés sur la plage, sans eau potable, sans hygiène, subissant le froid de la tramontane, obligés d’enterrer leurs morts dans le sable, derrière des barbelés hâtivement posés et gardés par les autorités françaises. On appelait ces lieux «camps de concentration», qu’on rebaptisera post-mortem «camps d’internement» pour ne pas les confondre avec les camps d’extermination nazis. La nuance existe certes, mais l’établissement de paliers dans l’horreur ne peut faire oublier la définition de l’époque.

Une presse hystérique citée dans un livre écrit en 1981, Camps du mépris, de René Grando, Jacques Queralt et Xavier Febrès, rappelle les dangers de la xénophobie :

«La France peut-elle continuer, dans les graves circonstances actuelles, d’être le refuge prédestiné de ces populations pitoyables mais pour une grande part indésirables… Qu’il s’agisse de vols, d’escroqueries, de cambriolages, d’attaques à mains armées, de trafic de stupéfiants, de traite des blanches, d’avortements, d’abus de confiance, plus de la moitié de ces crimes sont perpétrés par des étrangers.» Le Courrier de Céret (26.8.1939)

C’est dans cette ambiance délétère qu’Elisabeth Eidenbenz a acheté, pour le compte de la Croix Rouge suisse, cette demeure bourgeoise qui n’avait jamais été habitée et qui, dans sa destinée, ne le sera qu’en tant que maternité. Nous ne savons que peu de choses de la chaîne de solidarité qu’elle a dû construire pour braver les autorités en place. Les archives en diront certainement plus en regard de la discrétion compréhensible autant que par la disparition des témoins.

En attendant, le résultat est saisissant : 597 naissances !  C’est ce qui fait dire à Serge Barba, née le 12 avril 1941 à Elne : «Ma mère m’a donné la vie à la maternité suisse d’Elne et Elisabeth Eidenbenz la confiance au genre humain.» Autant dire qu’aujourd’hui sont nés  beaucoup d’enfants auxquels on aura donné le nom d’Elna, comme le prolongement heureux d’un devoir de mémoire au cœur de la vie de chacun.

Le livre de Tristan Castanier i Palau regroupe  800 photographies de l’époque qu’Elisabeth a léguées à la municipalité d’Elne.

Les photos d’Elisabeth ont aussi montré la vie quotidienne de la maternité qu’elle a ainsi décrite : «Notre maternité d’Elne, située au milieu des champs fertiles entre les Pyrénées, et où la cigogne de notre enfance descendait souvent plus d’une fois par jour par la cheminée pour y déposer un joli bébé rose, représentait pour de pauvres femmes réfugiées un oasis de paix et de bien-être pour les 6 à 8 semaines pendant lesquelles elles étaient hébergées. Tout autour naissait la plaine rose des fleurs de pêchers…»

Grâce à son réseau solidaire, Elisabeth développera aussi une énergie farouche pour aider les internés du camp d’Argelès à tenir le coup, en permettant de gros efforts d’introduction de l’hygiène pour freiner la propagation des épidémies. Autant de vies aussi sauvées en plus de la naissance des enfants de la maternité.

 

Elna, citoyenne du monde

A la mairie d’Elne, une exposition permanente sur la maternité peut être visitée, avec une lettre écrite par Jean Ferrat, qui fut son parrain. Autant dire que la fierté de Nicolas Garcia, qui nous a reçus, est bien méritée. Après avoir mené à bien un projet ambitieux qui n’était pas si facile à réaliser, vu les moyens à mettre en œuvre, mais aussi parce que la mémoire de cette période rappelle souvent plus le froid de l’hiver que la douceur du printemps, Nicolas Garcia a fait le choix de l’avenir en initiant le projet d’un centre de formation pour des jeunes qui veulent œuvrer dans l’humanitaire, en collaboration avec des ONG. Il a aussi obtenu que la maternité soit classée monument historique et agit maintenant pour que l’Unesco la classe comme patrimoine de l’humanité.

«Quoi de plus beau, nous dit-il, que de prendre appui sur un exemple extraordinaire de solidarité humaine aboutissant à la naissance de centaines de vies pour inciter à l’action, ne serait-ce que pour ne plus jamais voir s’abattre une nouvelle fois  sur l’humanité la tempête de la barbarie.

Ainsi, à la maternité d’Elne, nous abriterons un centre de recherche sur l’activité humanitaire en Europe au XXe siècle, une auberge humanitaire. Nous avons aussi le projet d’offrir de courts séjours de réhabilitation offerts à des mères et leurs enfants en très bas âge qui n’empêcheront pas la tenue de conférences et colloques.

Autant dire que tout cela ne peut pas se faire sans la collaboration de toutes les bonnes volontés et en particulier l’activité de l’association D.A.M.E. dont François Charpentier, malheureusement décédé, fut la cheville ouvrière et à qui nous devons d’avoir pu rénover ce magnifique lieu de mémoire et d’espoir qu’est la Maternité d’Elne. »

Pour en savoir plus :

Tristan Castanier i Palau : Femmes en exil, mères des camps.

Violette Marcos et Juanito Marcos : Les camps de Rivesaltes.

Geneviève Dreyfus-Armand : Les Camps sur la plage, un exil espagnol

 

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