Preciado, Almodovar et Colom
- Écrit par Nathalie Brochard
Il est à nouveau question de corps et de normes. Cette fois la scène se passe dans un séminaire autour de l'exposition consacrée au photographe Joan Colom organisé par le Musée National d'Art de Catalogne (MNAC) entre un public hétéroclite et des conférenciers de renom. Tout se déroulait bien jusqu'à ce dérapage qui a ouvert un cratère entre humains, post-humains et transhumains. Car c'est bien d'hybridation qu'il s'agit.
Aucune publicité, rien n'annonçait ce séminaire alors que tout ce qui accompagne l'exposition sur Joan Colom fait l'objet d'un extraordinaire battage promotionnel. Pourtant les intervenant-e-s étaient plutôt des pointures : Beatriz Preciado, la philosophe activiste et Dolores Juliano, l'anthropologue féministe tenaient le haut de l'affiche. l'émiliE qui venait de publier un article sur le photographe pourtant encensé par le pouvoir catalan s'est interrogée sur la discrétion dont était entouré ce séminaire et s'est rendue sur place afin d'y voir plus clair.
A priori, rien de bien neuf en pareil rassemblement : un public poli ayant tendance à l'engourdissement après avoir reçu durant plusieurs heures un flot de paroles intelligentes produites par un groupe de gens qui parlent d'un groupe d'autres gens, sujets d'études eux. Eux, ce sont les travelos, les prostitué-e-s, les pauvres, les nains, les invalides, les malformé-e-s et tous les "freaks" qui figurent sur les clichés de Joan Colom, ce comptable épris de photographie. Son terrain de jeu depuis les années 50, le Raval, quartier populaire de Barcelone, est l'endroit où vivent ses "modèles". Aujourd'hui reconnu comme "photographe de la prostitution", Joan Colom goûte à sa gloire locale.
Comme nous l'avions dénoncé dans notre précédent article, le photographe qui prenait des photos à l'insu de ces personnes et les publiait, les mettant ainsi en danger puisqu'à l'époque franquiste, la prostitution était interdite, toute liberté sexuelle prohibée, la seule issue pour celles et ceux qui contrevenaient à la loi étant la prison.
De ça, les conférenciers-ières étaient bien conscient-e-s et ont abondemment critiqué le travail du photographe. Dolores Juliano a fustigé la catégorisation qu'il faisait des corps et la stigmatisation que cela engendrait. Elle a souligné que ses images participaient à la répression franquiste et à la réglementation par le pouvoir de l'espace public : quelles personnes peuvent circuler dans cet espace, quelles personnes ne le peuvent pas. Et de prendre un exemple actuel : l'interdiction par la Generalitat (institutions barcelonaises, ndlr) de la burqa dans l'espace public avec cette petite phrase: "La Generalitat devrait alors aussi interdire les ours blancs qui constituent un danger en ville", sous-entendu, on voit à Barcelone aussi peu de femmes en burqa que d'ours blancs…
Preciado, pour sa part, se réfère à Foucault : d'un côté, il y a les corps normaux, de l'autre les corps pathologiques. Elle rappelle la tradition des représentations photographiques qu'ont faites la médecine, la police et la justice depuis le XIXe siècle et qui participent à la catégorisation. S'y ajoute l'intervention d'un doctorat qui résume: "En gros, Colom était un bourgeois de l'Eixample (beau quartier de Barcelone, ndlr) qui allait s'encanailler au Raval". La goutte d'eau qui fait déborder le vase.
Deux femmes chics se lèvent pour contester le fait, arguant que leur père, Joan Colom, est quelqu'un de bien, que ce séminaire est diffamatoire et insultant. Les esprits s'échauffent réveillant d'un coup l'auditoire. Une travailleuse du sexe s'en mêle, expliquant à ces femmes le monde qui les sépare et l'inconscience de leur père. Des gens qui apparaissaient sur les photos, enfants à l'époque, assurent que leur mère n'était pas prostituée et qu'ils vivaient juste dans le quartier. La femme qui traduit en langue des signes accélère le mouvement. La scène est tout bonnement surréaliste et en rappelle une autre : celle où Victoria Abril avoue le meurtre de son amant en plein JT dans Talons aiguilles, le film d'Almodovar.
Cette humanité qui se déchire à coup de normes… Mais quels corps aurait donc photographié Joan Colom aujourd'hui ? Quelle anormalité lui aurait sauté aux yeux ? Les corps hormonés, les corps greffés, les corps appareillés (prothèses, implants, bracelets électroniques, puces, objets nomades type téléphone, lunette, GPS, casque MP3), les corps genrés, les corps métissés ? Les hybrides ne sont-ils pas en train de devenir la norme ? La mixité est en marche, autrement plus complexes à catégoriser et à normaliser.
Photo © Joan Colom