l’émiliE : Est-ce l’article de Gayle Rubin’s « The Traffic in Women » publié en 1975 qui a inspiré votre essai « La contrainte à l’hétérosexualité » ?
AR : Même si j’ai lu et j’ai été impressionnée par l’essai de Rubin, ce qui a en fait suscité l’écriture de « La contrainte à l’hétérosexualité » émanait d’une demande d’un journal universitaire féministe, « SIGNS » pour lequel je devais contribuer à l’occasion d’un numéro spécial sur la sexualité. SIGNS n’avait jamais rien publié sur l’expérience lesbienne et avait même plutôt publié un article méprisant à ce sujet, du coup je me suis sentie obligée de relever le gant comme il se doit.
Même si je reconnais que « La contrainte à l’hétérosexualité », est toujours très pertinent et utile tant auprès des femmes identifiées hétérosexuelles que des lesbiennes, il me paraît également un peu basic aujourd’hui, presque trente ans plus tard. Nous étions, aux Etats-Unis, au tout début des recherches universitaires sur les différents aspects du féminisme —Histoire des femmes, santé des femmes, science, littérature et art, produits par les femmes mais effacés ou enfouis. On a pu en récupérer, explorer et théoriser beaucoup durant cette période. En un certain sens, je partais de zéro – malgré mes nombreux entretiens avec d’autres femmes.
Ce que je ressentais particulièrement et ce que j’exprimais alors, était que l’homophobie était contraire au féminisme et constituait même un danger. La peur de l’expression sexuelle des femmes a été un moteur et une force de répression dans tellement de traditions, de religion et de sociétés. Cela n’avait aucun sens pour les féministes de suivre un tel chemin.
Pensez-vous qu’à l’heure où les lesbiennes sont discriminées par les femmes hétérosexuelles, le concept de « continuum lesbien» est toujours une réalité?
AR : Le concept de « continuum lesbien» a toujours été beaucoup critiqué ici (aux Etats-Unis, ndlr) et a été parfois ultra-simplifié. Je ne sais pas si, et à quel point, ses valeurs sont applicables. Ce qui est particulièrement évident— une fois encore, je parle du point de vue états-unien, à vous de faire la part des choses pour ce qui est de l’Europe— c’est que l’élan d’activisme politique d’extrême droite ultra et fasciste qui s’est développé depuis l’élection de Ronald Reagan en 1980, inclut un regain d’homophobie, de violence contre les gays et les lesbiennes, de discrimination comme dans le règlement militaire du « Don’t ask, don’t tell »- mais aussi une augmentation des crimes racistes contre les personnes de couleur, les immigrants et récemment les gens identifiés comme musulmans. Il faut du courage pour être ouvertement gay, par exemple en tant que personnage public, enseignant-e ou élu-e.
Je ne pense donc pas que c’est juste une question de discrimination de la part des femmes hétérosexuelles- ça semble une vision trop étroite d’un contexte beaucoup plus large. Parce que la résurgence de l’extrême-droite est partout, pas juste aux Etats-Unis.
Diriez-vous qu’il existe une contradiction entre la posture wittigienne (les lesbiennes ne sont pas des femmes) et la vôtre (le continuum lesbien) ?
AR : J’admirais et j’appréciais beaucoup Monique Wittig, mais je pense que nous abordions les choses différemment, aussi bien du point de vue de la méthode que des références philosophiques et politiques. Je suppose que son concept s’appuie sur celui de Simone de Beauvoir, le fameux « on ne naît pas femme, on le devient. » Ce qui en soi doit être compris à la lumière de la phénoménologie et de l’existentialisme en France ( qui m’a beaucoup apporté, soit dit en passant.)
Comme je l’ai dit, le « continuum lesbien» était le meilleur moyen de suggérer la variété et la fluidité des relations des femmes entre elles—ce n’était pas un diktat. L’appeler continuum « lesbien » était une sorte de défi je pense.
D’un point de vue de l’égalité et des droits pour les femmes, pensez-vous que ces dernières ont renoncé à leur propre identité en tant qu’individu ? Ont-elles en fin de compte perdu le combat ? Sont-elles juste contentes avec ce (peu) qu’elles ont acquis grâce aux luttes féministes ?
AR : Cette question me semble un peu trop générale —quelles femmes ? De quelle classe, race, origine, zone géographique dans les systèmes global et local ? Qui est derrière ce « les ? » Une des faiblesses du mouvement des femmes aux Etats-Unis en perte de vitesse dans les années 80 a été l’incapacité de continuer à poser cette question: Qui envisageons-nous lorsque nous pensons « femmes » ? Que pensons-nous lorsque nous disons « nous » ? J’ai écrit « The Politics of Location » justement pour aborder ces questions, ou tout du moins pour dire : Il y a des problèmes à ce niveau.
A la fin des années 60, un postulat féministe disait : « Aucune femme ne sera libérée tant que nous ne le serons pas toutes ». Qu’en est-il aujourd’hui d’après vous?
AR : La situation actuelle est très difficile en ce qui concerne la liberté en général, exceptée la liberté du capitalisme d’aller là où il veut et de prendre ce qu’il veut. Un exemple serait la délocalisation— d’emplois là où le travail est moins cher et non syndiqué, laissant les travailleur-e-s d’ici sans rien. Les femmes avec enfants sont particulièrement touchées. Quant aux femmes qui acceptent cet état de fait comme légitime et qui en bénéficient, elles contribuent à la privation de liberté de tous, femmes et hommes.
Pourquoi êtes-vous hostile au «développement personnel »?
AR : Si par «développement personnel » on entend l’apologie de l’auto-réalisation et de la personnalisation en général— c’est comme aller dans le sens des publicités des produits de beauté qui vous promettent si vous les achetez que vous serez plus heureux, mieux et plus épanoui-e-s. Ou c’est vous retrouver dans une pièce avec des femmes qui vous ressemblent et vous parlez de vos problèmes dans le vide. Ça n’a rien de libérateur. Aux Etats-Unis, c’est une tradition historique de valoriser la « réussite » personnelle. Si vous subissez un « échec » c’est votre échec personnel et la société peut vous rayer de la liste. C’est devenu l’axe de politique intérieure de notre gouvernement.
Quel regard portez-vous sur les luttes et sacrifices passés ? Sur celles et ceux à venir ? Etes-vous toujours engagée dans ces mouvements ?
AR : Au début des années 80, j’ai commencé à repenser ma relation à ces mouvements de femmes et aux groupes auxquels j’appartenais. Je suis allée au Nicaragua durant la période sandiniste, la révolution socialiste que la CIA redoutait tant, et qu’elle a tout fait pour décrédibiliser. J’ai vu comment la pauvreté touchant à la fois les femmes et les hommes était la conséquence de l’accaparation des richesses et des ressources par une petite classe possédante soutenue par le gouvernement états-unien. J’ai aussi étudié la révolution cubaine, bien que n’étant jamais allée à Cuba. Et pour la première fois, j’ai sérieusement lu Marx, avec les lettres et les articles de la révolutionnaire socialiste Rosa Luxemburg et du marxiste humaniste Raya Dunayevskaya. Tout ceci disait le besoin d’ouvrir les fenêtres pour avoir un souffle d’air frais. En tant qu’ Américaine élevée dans les années 40 et 50, durant la période mccarthiste et la Guerre froide, j’ai été exposée à un anti-communisme et un anti-socialisme virulents, à une promotion de l’Amérique particulièrement anhistorique qui agissait comme une propagande pour la domination américaine sur le monde— et sur l’Europe de l’Ouest. Les Etats-Unis ont montré leur vrai visage au monde lors des bombardements sur Hiroshima et Nagasaki et étaient résolus à écraser les sympathisants gauchistes et socialistes américains. En outre, avec cet anti-communisme s’est développée une homophobie sans pitié.
C’est ainsi que ma relation au féminisme et aux thématiques gaies et lesbiennes s’est conjuguée et développée avec une perspective sur l’histoire, sur les problématiques de classe et le sens de l’impérialisme. Je suis venue au féminisme avec une forte identification au mouvement des droits civiques et à l’opposition à la guerre du Vietnam, aussi en tant que guerre raciste. Tous ces éléments ont fini par s’assembler.
Et, dans le mouvement tel que je l’ai connu, ce sont les femmes de couleur, les féministes de la classe ouvrière blanche et les lesbiennes qui, par leur expérience et leur voix, ont eu un profond effet sur moi — notamment, Audre Lorde, June Jordan, Irena Klepfisz, Barbara Smith, Toni Cade Bambara, Angela Davis, Melanie Kaye-Kantrowitz— toutes écrivaines, enseignantes et militantes, des femmes extrêmement créatives et brillantes que j’ai eu le privilège de connaître et avec qui j’ai travaillé de différentes manières.
Qu’est-ce que ça vous fait d’être considérée comme une icône parmi certaines jeunes lesbiennes ?
AR : Je déplore l’icônisation, la célébrité et l’objectification quelles qu’elles soient. Si mes paroles sont utiles — et j’écris en l’espérant— c’est différent. Un-e écrivain-e, comme un-e enseignant-e, ne sait pas où ses mots vont aller. Un-e étudiant-e peut aller en cours apparemment sans être intérésse-é ni touché-e et des années plus tard vous découvrez que quelque chose que vous avez dit ou un livre que vous avez fait étudier, a semé quelque chose en elle/lui et l’a aidé-e à se développer. J’espère que les jeunes— et pas seulement les jeunes lesbiennes— trouveront un écho à mon travail pour découvrir en eux ou avec d’autres la force d’aborder des problématiques difficiles, de reconnaître et de dénoncer la censure et le mensonge, d’agir de manière responsable et courageuse là où c’est nécessaire, de résister au confort du suivisme, de se méfier des tendances séparatistes et étroites d’esprit qui peuvent dessécher l’âme et qui, au final, isolent et affaiblissent.
Propose recueillis par Nathalie Brochard
En collaboration avec Leo Williams
©l’émiliE
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